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Entre "la froideur du numérique et la peinture", les œuvres de l'artiste franco-suisse Corinne Vionnet, constituées de milliers d'images glanées sur internet, interrogent sur l'usure du regard à l'ère des clichés répétitifs du tourisme de masse.
Le musée de Pont-Aven (Finistère) lui consacre jusqu'au 4 mai une exposition monographique, baptisée "Écran total" et retraçant 20 ans d'exploration numérique.
Pour cette première exposition d'art contemporain dans ce musée consacré à l'école de Pont-Aven (Paul Gauguin, Émile Bernard, Paul Sérusier, etc.), "on voulait faire entrer une œuvre à la fois accessible et qui soulève aussi des interrogations", explique Sophie Kervran, directrice du musée, lors d'une visite de presse.
L'origine de la démarche de l'artiste remonte à un voyage à Pise, en Italie, en 2005. "Lorsqu'on va à Pise, on va voir la tour de Pise. Et on a tendance à tous faire la même photo du même lieu", raconte-t-elle.
En rentrant en Suisse, elle voit défiler sur internet des centaines d'images de la fameuse tour penchée, qui toutes se ressemblent. "Je me suis demandé pourquoi on a besoin de faire ces images. Pourquoi ces images se ressemblent? Et pourquoi on tente de faire une image que tout le monde connaît? Puis de les partager sur les réseaux?", explique-t-elle.
Sans prétendre apporter une réponse définitive à ces interrogations, l'artiste a commencé à récolter des photos pour les assembler les unes sur les autres, en transparence. Une centaine d'images assemblées donnent un aspect flou, presque impressionniste, à des vues mille fois aperçues.
Certaines œuvres représentant Notre-Dame ou la Seine à Paris évoquent des tableaux de Monnet. Résultat un peu inattendu de la superposition des images, "cette connotation à la peinture m'avait séduite, m'avait interpellée", reconnaît l'artiste. "J'utilise les images comme une palette de peinture", dit-elle.
- "60.000 images" par seconde -
Se basant sur des statistiques touristiques, Mme Vionnet a reproduit le procédé sur quelques-uns des lieux les plus emblématiques du tourisme mondialisé, du Taj Mahal au Mont Fuji, en passant par les pyramides d’Égypte ou le Parthénon d'Athènes.
"Il y a 60.000 images dans le monde qui sont faites par seconde. Et 95% seraient faites avec un smartphone. Le problème c'est que je vais toutes les voir!", plaisante l'artiste.
Pour une série sur les parcs nationaux américains, l'artiste dit avoir visualisé 200.000 images de Monument Valley, en avoir téléchargé 7.000 et travaillé 1.600. Le visiteur peut admirer une sélection de 988 photos dans un couloir du musée.
Corinne Vionnet s'est aussi intéressée aux touristes photographiant avec leur smartphone, dans une série de photos en noir et blanc réalisées en face du Sacré-Cœur, à Paris, où l'appareil semble comme un prolongement du visage.
"On fait des photos sans même le voir, ça fait une sorte de masque ou de barrière entre le lieu et nous. On n'interagit plus avec le lieu mais avec une image du lieu", décrit-elle.
Née d'un "sentiment d'usure du regard", une série de photos géantes baptisée "Total Palm Tree" reproduit la même image de palmier, scannée puis photographiée à de multiples reprises, jusqu'à ce qu'il ne reste de l'image qu'un tronc calciné, comme en écho à l'incendie des forêts californiennes.
Niant toute volonté de critique du tourisme de masse, l'artiste assure faire, dans un lieu touristique, les mêmes images que tout le monde. "Mon but c'est de questionner", dit-elle, en soulignant "la poésie" et la "douceur" de son travail.
H.Nakamura--JT