AEX
14.0300
Quatre ans après le coup d'Etat de la junte, la Birmanie reste déchirée par un conflit civil sanglant, qui a poussé de nombreux jeunes à fuir en Thaïlande, où ils survivent dans la précarité et la peur.
L'AFP a rencontré trois migrants de Mahachai, un quartier de Samut Sakhon surnommé la "petite Birmanie" de la banlieue ouest de Bangkok.
Ils ont accepté de partager leur histoire, sous la condition de l'anonymat, pour leur sécurité et celle de leurs familles restées en Birmanie.
- Ma Phyu: "J'ai perdu tous mes rêves" -
"Après le putsch, j'ai perdu tous mes rêves", souffle Ma Phyu, 28 ans, qui suivait des cours dans une université de Rangoun pour devenir enseignante.
Après le putsch du 1er février 2021, la junte a orchestré par la force la répression des mouvements dissidents, notamment portés par les jeunes générations qui ont grandi durant la décennie d'expérimentation démocratique avec Aung San Suu Kyi.
Comme des milliers d'autres, Ma Phyu a préféré partir, à contre-cœur, que de risquer sa vie dans le pays, où le conflit s'est étendu à toutes les régions.
La Thaïlande abrite la plus grande diaspora birmane au monde, avec 2,3 millions de travailleurs enregistrés, auxquels il faut ajouter 1,8 million de personnes en situation irrégulière, selon l'Organisation mondiale pour les migrations (OIM).
Le royaume confine les migrants aux métiers ingrats, dans la construction, l'agriculture, ou l'agroalimentaire, pour un salaire souvent inférieur au niveau minimum, qui se situe autour de 350 bahts (10 euros) par jour à Bangkok, a relevé l'OIM.
Ma Phyu est assignée aux tâches liées au broyage dans une usine de conserve de poissons, où elle effectue des rotations de 17h30 à 03h00 du matin, six jours sur sept.
Ses supérieurs la réprimandent quand elle ne comprend pas les ordres en thaï, qu'elle ne parle pas, décrit-elle.
"Je ne peux pas supporter l'odeur du poisson. Je ressens du dégoût au travail, et c'est pareil à la maison. Rien ne change, je ne veux plus vivre", poursuit-elle.
Son mari l'a rejointe en 2024 dans leur logement d'une pièce à Mahachai.
"Mon ancienne vie était remplie de joie. S'il n'y avait pas eu le coup, j'aurai eu une bonne vie."
- Lwin Lwin: "Le bonheur n'existe pas" -
Dans une pièce sombre d'un bâtiment décrépi, Lwin Lwin apprend le japonais avec cinq autres Birmans.
La jeune femme de 21 ans, originaire de Tanintharyi (sud), a quitté la Birmanie avant de terminer le lycée. Elle espère apprendre une nouvelle langue pour échapper à la vie thaïlandaise qu'elle n'a pas choisie.
"Le coup a chamboulé mon existence. Je pensais que j'allais finir l'école, aller à l'université et travailler pour le gouvernement", explique-t-elle.
Aujourd'hui, "le bonheur n'existe pas. Il n'y a rien à faire, sauf être triste."
Comme Ma Phyu, elle travaille dans une usine de conserves de poisson de Samut Sakhon, et vit dans un dortoir surpeuplé avec d'autres migrants.
"Que je sois triste ou heureuse, je dois travailler", explique Lwin Lwin.
"Quand mon supérieur me crie dessus au travail, j'ai juste envie de partir. Mais je sais que je ne peux pas rentrer dans mon pays."
- Thura: "Traumatisé jusqu'à la mort" -
Thura, 25 ans, fait partie des milliers de Birmans qui ont fui après que la junte a annoncé, en février 2024, la mise en place d'un service militaire obligatoire.
Il a préféré l'exil en Thaïlande, que de combattre dans les rangs d'un régime auquel il ne croit pas, quitte à abandonner son rêve de gérer un jour son propre garage.
"Au début, je voulais rejoindre les forces de défense du peuple (qui combattent la junte, ndlr). Mais j'ai des frères et sœurs, et j'ai choisi de travailler", explique-t-il.
Quelque 975 millions de dollars ont été transférés depuis la Thaïlande vers la Birmanie en 2022, selon l'OIM. Cet argent sert de bouée de sauvetage pour de nombreuses familles restées au pays, où la guerre a démembré l'économie.
Il ne quitte pas la pièce qu'il habite avec une sœur dans l'attente de sa régularisation et de son titre de séjour. S'il travaillait au noir, il craint d'être arrêté et renvoyé en Birmanie.
"On sera traumatisés par le coup d'Etat jusqu'à notre mort", explique-t-il.
"S'il n'y avait pas eu de coup d'Etat, les jeunes partageraient leurs repas en famille. Aujourd'hui, on vit séparés de nos familles depuis de longues années. J'ai de la peine pour nous-même."
T.Sato--JT